16 mars 2009

Lee Scratch Perry - Arkology (1997)

Cela faisait bien longtemps que je voulais vous parler de ce coffret que certains d’entre vous connaissent déjà très bien. Rien ne pressait, ceci dit, puisque l’objet est sorti en 1997. A mon avis, tout le monde, fan de reggae ou non, devrait posséder cette Arkology. Pourtant il m’arrive régulièrement de rencontrer des musicophiles, même amateurs de musiques jamaïcaines, pour qui Lee Perry, de son vrai nom Rainford Hugh Perry, reste assez obscur. Peut-être est-ce dû au fait qu’il s’agit avant tout d’un producteur. Tout le monde connaît par exemple "War In A Babylon" de Max Roméo, mais qui sait que Lee Perry était aux manettes de ce grand classique du reggae ?

Idem en ce qui concerne certaines des meilleures chansons des Wailers, telles "African Herbsman" ou "Duppy Conqueror". Et sait-on que le jeune Bob Marley, quelques années plus tôt, avait frappé à la porte du studio du maître pour lui demander de le produire, mais que celui-ci avait tout bonnement refusé, prétextant qu’il désirait se consacrer à une musique strictement instrumentale ? C’est l’un des mérites de cette compilation (et de son livret très complet) que de rendre à Scratch ce qui lui appartient, c’est-à-dire la place de meilleur producteur jamaïcain de l’Histoire et de précurseur de toutes les musiques expérimentales modernes.

Lee Scratch Perry a été présenté comme “le Dali du reggae” (dans Bass Culture, de Lloyd Bradley). A juste titre. Complètement maboule, sauf (et c’est notable) quand il s’agit de pognon, le natif de Kingston est l’un des personnages les plus surréalistes de la planète artistique. Il faut l’avoir vu débarquer sur scène, le jour de son soixante-septième anniversaire, brandissant une baguette de pain plantée de batônnets d’encens, vêtu d’une veste faite de CD, pour comprendre que cet homme est authentiquement fou. Le petit barbu a d’ailleurs quitté la Jamaïque en 1981 après avoir brûlé son Black Ark Studio à la suite de ce qui s’apparente à une crise de paranoïa. Installé en Suisse depuis 1989, il continue depuis lors à sortir des disques et à tourner, portant plutôt bien ses presque 73 printemps - j’en profite pour vous recommander chaudement ses concerts.


L’Arkology réunit les meilleurs enregistrements de la meilleure période de Perry, entre 1976 et 1979. A cette époque, le Black Ark est le rendez-vous de tout ce que la scène locale compte de plus intéressant. Des centaines de classiques du reggae y sont enregistrés. Les trois disques de cette anthologie en réunissent quelques-uns, parfaitement sélectionnés, mais ne constituent qu’un infime aperçu de l’oeuvre du bonhomme, dont les premiers travaux en tant qu’ingé-son remontent à la fin des années 1950. Il y a les indémodables de Max Roméo : “War In A Babylon”, “One Step Forward” et “Chase The Devil” (revisité par Prodigy dans les années 90). Mais aussi “Police & Thieves”, avec la voix angélique de Junior Murvin, la ballade reggae-soul “Groovy Situation” de Keith Rowe, d’une sensualité incomparable, les plages percussives et mystiques des Congoes, bourrées d’harmonies vocales paradisiaques... Ce serait une hérésie de vous parler de chacun des 52 titres de cette compile gargantuesque, et pourtant chacun mériterait son paragraphe.

Si King Tubby est communément considéré comme l’inventeur du dub, Lee Perry, avec ses Upsetters, est l’homme qui a élevé cette musique à son plus haut degré d’inventivité et, bien sûr, d’étrangeté. Le premier à avoir utilisé des boîtes à meuh, des gongs, des klaxons, et surtout le premier à avoir expérimenté les effets les plus hallucinants avant même que des machines soient inventées pour les générer. La question que tout le monde se pose est évidemment : comment faisait-il pour construire une musique aussi complexe avec un 4 pistes ? A quoi l’intéressé répond (et c’est intraduisible) : “It was only four tracks on the machine, but I was picking up twenty from the extra terrestrial squad” (?!). Ecoutez l’échantillonage des choeurs et l’utilisation de la stéréo sur le monumental “Dub Revolution pt.1” et songez que ce morceau truffé de bruits de bouche et de wah-wah date de 1976 ! A ce niveau-là, ce n’est même plus de l’avant-gardisme !


L’équipe d’Island Jamaica, qui a réalisé la compile, a eu l’intelligence de placer quasi-systématiquement un dub ou une alternate version (souvent inédits) à la suite du titre original, ce qui permet de constater que Lee Perry compte parmi les inventeurs du remix. L’exemple-type est “Police & Thieves” de Junior Murvin, dont les différentes versions occupent une bonne partie du deuxième disque. Revisité par le saxophone de Glen Dacosta sur “Magic Touch”, le riddim accueille le toast de Jah Lion, avant d’être mis en dub et de devenir, pour finir, une toute autre chanson, “Bad Weeds”, avec la voix angélique du même Junior Murvin. Jamais vous n’entendrez cinq versions à la suite d’un même titre, toutes signées par le même producteur, avec un tel plaisir, sans une once d’ennui. C’est simplement miraculeux.

Tout aussi miraculeuses sont les chansons interprétées par Scratch lui-même, avec sa voix grinçante et ses vocalises trippées : “Dreadlocks in Moonlight”, “Soul Fire”, “Curly Locks” ou le super-space “Roast Fish and Cornbread” témoignent toutes d’un génie mélodique hors-norme et font partie de ces morceaux qui s’impriment immédiatement dans le cerveau pour ne plus jamais s’en décoller. Inutile de préciser que les musiciens mis à contribution lors de ses sessions sont les meilleurs qui soient, de Sly & Robbie à Sticky Thompson en passant par Augustus Pablo et son mélodica (sur “Vibrate On”).

Le livret mérite déjà l’achat, à lui seul. On y trouve une biographie concise, ainsi que de superbes photos de Scratch : déguisé en super-héros, fumant un spliff devant le Black Ark, ou tapant la discute avec des bobbies londoniens. Mais le document le plus édifiant reste la lettre adressée au ministère japonais de la justice au sujet de l’arrestation de Paul McCartney en possession de 250 grammes d’herbe. On peut notamment y lire ceci : “Herbs is his Majesty’s. All singers positive directions and liberty Irrations. Please do not consider the amount of herbs involved excessive. Master Paul McCartney’s intentions are positive.” La lettre est signée : “Baby Blue Green Star Pipecock Jackson Lee Scratch Perry, Bannana Eye I Pen Ja Natures Love Defender” ! Pour résumer : un superbe livret et 52 titres, tous fantastiques, c’est-à-dire plus de quatre heures de musique pour environ 25 euros ! Même en raisonnant très prosaïquement, vous n’avez aucune excuse pour ne pas acquérir l’Arkology !

En bref : Inépuisable et délirant, l’Arkology est le portrait musical de l’un des plus grands créateurs du XXe siècle. Si après avoir écouté ces trois disques, quelqu’un peut encore me regarder en face, et me dire qu’il n’aime pas le dub, je veux bien me pendre. Essentiel.




Quelques titres de l'Arkology:

Lee Perry & the Upsetters - Dub Revolution pt.1.mp3
The Congos - Don't Blame On I.mp3
Mikey Dread - Dread at the Mantrols.mp3
Lee Perry - Soul Fire.mp3
Junior Murvin - Bad Weed.mp3
Keith Rowe - Groovy Situation.mp3
Lee Perry - Roast Fish & Cornbread.mp3

Deux vidéos de Lee Scratch Perry dans son Black Ark Studio :




L’enregistrement d’”I am the Upsetter” en 1982 :


Son site officiel

4 Comments:

Anonyme said...

Bonjour,

Juste pour dire qu'il s'agit de The Congos et non Congoes...

Sinon, bon article, sur un artiste génial, ni plus ni moins.

+

Fabien said...

Il s'agissait juste d'une petite faute de frappe cher ami... le "e" est si proche de "s" sur nos claviers azerty...

Fabien said...

En tout cas, je suis vraiment ravi que Lee Perry soit enfin mis à l'honneur sur DODB... Thanks dude

Nickx said...

J'avoue quant à moi avoir tremblé à l'idée de voir cette belle chronique avancer sans voir mentionné le nom magique des Upsetters !

Enfin, ouf! Merci Dave !

Car il est certain que du côté du rock blanc et de la scène punk-new-wave, de Clash à PIL, l'on doit beaucoup à Perry et à son dub rebondi !