22 janvier 2010

Serge Gainsbourg - Histoire de Melody Nelson (1971)

En ces temps de vrai-faux biopic ginzburgien, faussement original et véritablement chiant, une impérieuse nécessité s'impose : parler de l'essentiel, autrement dit de la musique. Contre Saint Sfar, il faut ressuciter l'ire proustienne, et défendre que la vérité d'un artiste gît en son oeuvre, et non dans le nombre de filles qu'il a sautées, ni dans les mille et une anecdotes de son trou du cul (j'y inclus aussi les complexes freudiens à trois balles du petit juif et du peintre raté). Alors, allons-y franchement, ce sera Histoire de Melody Nelson, histoire d'emmerder aussi les amateurs de compil' promotionnelles pour entreprise de surgelés. Poésie et profondeur du texte, complexité des arrangements, la chose serait suffisamment consistante pour nous tenir en haleine sur la longueur, sur le mode savant dissertatif à la Pitchfork, avec même une bonne dose d'analyse musicologique. D'autres babyloniens pourront s'en charger, une modeste évocation, paresseuse mais énamourée, me convient mieux...

Album concept idéal-typique (pas comme Sgt Pepper's), l'histoire en question est celle des amours scandaleuses et symphonico-pop-rock entre un narrateur adulte et une jeune adolescente, "adorable garçonne", "quatorze automnes et quinze étés". Sous influence nabokovienne, Gainsbourg est fasciné par les sexualités minoritaires, et attaque frontalement notre morale sexuelle prétendûment libérée; aujourd'hui encore la loi punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende toute personne ayant "favorisé ou tenté de favoriser la corruption d'un mineur" (article 227-22 du code pénal). Alors qu'en Grèce antique, il était un devoir d'éduquer les adolescents en la matière, l'Europe post-68 n'en finit pas de régler un vieux contentieux avec le sexe... Gainsbarre est donc "under arrest", sauf qu'on est trés loin du pathétique et glauque dernier album du même nom, dans lequel se rejouera le même scénar', mais de manière nettement dégradée (Samantha à la place de Melody, le génital à la place du cosmique...).

La forme sera sublime, donc, tirant le récit du côté de la tragédie ("ses jours étaient comptés"), et la musique du côté de l'écriture savante. Une rencontre irréelle, placée sous le signe du hasard, qui commence et se termine par un accident ; un amour hautement improbable, que le destin a bien voulu laisser advenir quelques instants, à la faveur d'un choc inaugural, mais qu'il engloutira dans un crash d'avion. Faut pas rêver...Le sentiment tragique du fugace parcourt l'album, exacerbé dans la superbe Valse de Melody : " le bonheur est rare et le soleil aussi". Pourtant il y a une épaisseur temporelle incroyable, et de quoi rattraper une vie ratée : rencontre, premiers émois, jalousie, rendez-vous secrets, baise et crash.

Côté musique c'est la grande classe, les synthés cheap dégueux 80's n'ont pas encore débarqué. Trio rock aux lignes claires : basse claquante, batterie, guitare, et commentaires symphoniques arrangés par Jean Claude Vannier. Beck ne s'en remettra pas. Groove certain, phrasé aphone gainsbarrien, mixé trés en avant, saillies de violons, les ambiances clair-obscur sont saisissantes, comme dans le morceau d'ouverture, où la Silver Ghost 1910 fend la nuit avant de renverser l'adolescente, ou comme dans l'Hôtel particulier, lieu mystérieux et interlope magistralement évoqué par la section rythmique. Le final est grandiose, avec ses choeurs enflammés, dignes d'un Requiem romantique. À défaut d'un enterrement chrétien, la musique rend un dernier hommage à ces "amours dérisoires". Le corps disloqué de Melody ne reposera jamais en paix, la morale est sauve.

En bref : L'album-concept ultime, condensé de poésie subversive, de noirceur tragique et d'évocation musicale. Le soleil est rare et les chefs d'œuvre aussi.




Pour les fétichistes (avec un gros compte en banque).

Un Hôtel trés particulier :





12 Comments:

Nickx said...

Que dire de plus sur Melody Nelson qui n'ait déjà été dit et disserté, et que tu défends de manière très enthousiaste !

C'est marrant, je me suis forcé à réécouter ce disque l'autre soir, alors que je le connais par coeur note pour note, craignant de ne pas le savourer comme il se doit !

Mais la magie opère toujors autant : ce son de basse qui a traumatisé Air,ces arrangements princiers de corde du grand Jean-Claude Vannier à qui l'on doit au moins pour moitié la grandeur de ce disque - il a fait de grandes choses avec Johnny, et j'en parlerai un jour !

Tu mentionnes Beck : signalons le véritable inédit de ...Melody qui s'intitule "Paper Tiger" sur le divin Sea Chagne, et que j'avais chroniqué autrefois !

...Melody est sans doute le sommet de l'euvre gainsbourienne, même s'il est de bon ton d'ignorer le fantastique et country-folk Vu de L'Extéreur qui suivit !

Et de passer sous silence l'empreint de soufre Rock Around The Bunker, et de dénigrer le pourtant scotchant L'Homme a la tete de chou, au niveau mélodie prosodie, Gainsbourg ne fera plus jamais mieux !

Sans parler des éminaux morceaux jazz et de l'album d'anthologie avec Jane !

Plus tard la daube l'emportera largement sur le dub jusqu'à ce jour fatal de 91 !

Tu as vu le film sinon ? Moi je suis assez tenté, alors que je déteste en général ce genre d'exercice......

M.Ceccaldi said...

On sent bien une parenté entre "melody nelson" et "vu de l'extérieur", notamment dans le son de basse, les guitares discrètes. J'aime quand il prend une voix de crooner, ou quand il fait l'éloge de la fessée dans "pan pan cul"; c'est un album trés cool, trés piano bar, assez futile et drôle, un peu le contre-pied du précédent, sérieux, tragique. Parle nous de Johnny ! suis trés demandeur!
quand au film de Sfar, moi j'ai trouvé ça chiant à mourir. et vain.
bises
J

pierre said...

Et dire que cet album était un flop à sa sortie avant de devenir mainstream et culte à travers le monde..

heureus sont ceux qui ont la première édition en vinyle.

Pierro said...

Moi qui n'écoutait pour l'instant que du Gainsbarre, jugeant cette période supérieure à tout le reste de sa production sans même l'avoir réellement écoutée, je lance l'écoute de ce truc et je reste mortifié de bout en bout, ébahi devant la limpidité et l'évidence de l'objet.

Merci, merci beaucoup de me faire et nous faire découvrir ou redécouvrir ces essentiels.

Quelle claque, putain.


Pierro de BTS

Nickx said...

Ah ça c'est sûr que si tu préférais You're Under Arrest à L'Homme A Tête De Chou ou bien Mauvaises Nouvelles De Etoiles à l'album Birkin-Gainsbourg,tu reviens de loin !

L'époque dite Gainsbarre et notamment les deux derniers albums affreusement funky avec slaps de partout, synthés craignos, textes et mélodies afflgeants ("Aux enfants de la chance", "Mon légionnaire"), comme dirait l'autre...it sucks !

M.Ceccaldi said...

slt pierro
je suis ravi de t'avoir fait découvrir ce disque.
puisque Nickx évoque le disque avec Birkin, j'avoue mon amour inconditionnel pour l'anamour, un moment de pure grâce...

Nickx said...

69 année érotique, ligne de basse parfaite.......quasi McCartnyenne !

Et Manon, ahhhh ! Et Jane B, ah!!!

Luke said...

Ca sent bon la France anti-dreyfus cette critique... Vous auriez brillé en société pendant la guerre 39-45, on vous aurait certainement retrouvé aide de camp de Laval...

Dave said...

Si quelqu'un peut m'expliquer le rapport entre l'Affaire Dreyfus, Melody Nelson, Laval et "le petit lapin de Playboy qui rage mon crâne végétal", je suis preneur...

M.Ceccaldi said...

Mon cher Luke
seule une (non) lecture (trés) hâtive peut amener à dire des choses pareilles concernant mon texte ; mais vous êtes trés percutant dans le genre diffamation labélisée "antifasciste". continuez.

Nickx said...

Ah oui, Luke fait fort sur ce coup-là !

Mais son commentaire est tellement inique que je ne sais même pas s'il est pertinent de le relever !

Totalement inintéressant ! Vois plutôt un coup de provoc là dedans...

Nickx said...

A la faveur de ma chronique de l'Homme A Tête de Chou, j'uppe celle de Mélody, et rebondis sur les commentaires de Jérôme concernant Sfar. Effectivement, j'ai du mal moi aussi avec cet artiste. Les partis pris esthétiques de son biopic ô combien raté de Gainsbourg, étaient hautement répulsifs.

Depuis, ça ne s'est guère arrangé avec le remake de La Dame Dans L'Auto avec Des Lunettes et Un Fusil : comme Besson, comme Christopher Gans, Sfar semble concevoir ses films comme des clips ; on dirait qu'il cherche à en mettre dans la vue aux spectateurs à chaque fois.

Pour ce qui est de La Dame, ce ne sont même pas les acteurs (plutôt bons) qui sont en cause, mais bien la mise en scène putassière.

J'ai un problème avec ce mec...